Transformation
Sacrifier, ce n'est pas détruire, c'est vivifier. Sacrifier la sensualité, c'est ramener au coeur la vie fourvoyée dans les sens; et sacrifier l'orgueil et la sensualité, c'est ramener au vrai, rendre à elle-même, la vie captive et fourvoyée dans un double égarement. Renoncer au monde et aux sens, ce n'est pas supprimer son corps, ni les sens, ni les relations; c'est ne plus mettre dans le corps et dans le monde des corps le centre de sa vie, de son bonheur et de son amour. Renoncer à soi-même, c'est ne plus poser son coeur en soi seul, mais aussi en autrui, "autrui, prochain ou Dieu", disait saint Augustin. Sacrifier l'orgueil, c'est ne plus prendre soi-même comme principe, comme centre, comme fin de son bonheur, de sa vie et de son amour. Certes, ce double sacrifice est aussi juste et raisonnable qu'il est manifestement nécessaire.
Et pourtant, je l'avoue, ce sacrifice est impossible. Aucune raison, aucun motif moral, aucun intérêt, aucune hygiène, aucun intérêt personnel, même celui de la vie, n'obtint jamais, ni n'obtiendra jamais ce sacrifice. Jamais l'homme ne se sacrifiera lui-même.
Cela dépasse ses forces. L'âme ne peut pas se transformer et prendre une habitude, une forme si radicalement différente de sa forme native. Nous naissons avec la double volonté de jouir de nous-mêmes et de jouir du monde. L'âme et le corps sont organisés pour cela. Qu'y pouvons-nous?
Eh bien! C'est ici que survient l'évangile. Le Maître dit: Transformez-vous. Et il ajoute: Vous ne le pouvez vous-même, mais avec moi vous le pourrez. Ce qui est impossible à l'homme est possible à Dieu.
Si la greffe disait à l'arbre sauvage: Portez des fruits qui ne sont pas les vôtres, l'arbre dirait : je ne le puis. La greffe lui répondrait: sans moi, vous ne pouvez rien faire; par moi, vous porterez beaucoup de fruits naturels.
Pourquoi nier d'avance la possibilité de ce miracle? Pourquoi refuser au genre humain la possibilité d'un tel progrès en Dieu? Qui êtes-vous pour nous dire: Cela est impossible? A partir de quelle science et de quelle raison le dites-vous?
Pourquoi l'homme, greffé d'une vie nouvelle, ne pourrait-il pas placer en Dieu même son amour, son bonheur et sa vie, son centre, sa source et tout son coeur? Ce serait l'état naturel relevé, l'état surnaturel. Sacrifier à Dieu corps et sens, sacrifier l'homme tout entier et aimer Dieu par dessus tout; puiser en Dieu une vie meilleure, moins vaine, moins basse ou moins abstraite; une vie divine, découlant de Dieu sur tout l'homme, âme et corps, pourquoi cela serait-il impossible?
Mais ne voyez-vous pas que c'est à cela même qu'aspire la vie. C'est là même ce que veut le coeur. Cela est donc possible, convenable, désirable, nécessaire en un sens. Donc cela est.
(Alphonse Gratry, De la Connaissance de l'Ame, Tome II)